14

 

Ça avait la forme et la taille d’un crâne humain, mais qui aurait été sculpté dans un bloc de cristal. Le clair de lune se reflétait au travers, à l’intérieur. Son rictus sardonique découvrait des dents également de cristal et ses orbites creuses paraissaient la regarder droit dans les yeux.

Pendant un instant, tout sembla se figer. Et puis Faye se rua dessus, toutes griffes dehors.

— Tss… tss, fit Adam, en l’écartant d’un geste vif. Pas question.

— Où tu as trouvé ça ?

La voix de Faye n’avait plus rien de languide ni de suave. Son débit s’était brusquement accéléré. À peine si elle pouvait contenir son excitation.

Tout abattue et tétanisée qu’elle était, Cassie ressentit une pointe d’appréhension en percevant, dans le ton de Faye, cette avidité. Et elle surprit le coup d’œil anxieux qu’Adam échangea alors avec Diana.

— Sur une île, répondit-il, en se retournant vers Faye.

— Quelle île ?

— J’ignorais que ça t’intéressait à ce point-là. Ça n’avait pas l’air de te passionner beaucoup jusqu’ici.

Faye lui décocha un regard noir.

— D’une manière ou d’une autre, je le saurai, Adam.

— Il n’y a rien d’autre, là où je l’ai trouvé. C’est le seul des Artéfacts Primordiaux qui ait été caché là-bas, crois-moi.

Faye prit une profonde inspiration, se détendit et sourit.

— Eh bien, tu peux tout de même nous laisser une chance de voir celui-ci de plus près. C’est la moindre des choses, non ?

— Non ! s’exclama Diana. Personne n’y touche ! On ne sait rien de cet objet magique sauf qu’il a été utilisé par l’ancien coven, par Black John lui-même. Ce qui signifie qu’il est dangereux.

— Est-ce qu’on est sûr que c’est le crâne de cristal dont parlait Black John dans ses écrits ? demanda Mélanie, d’un ton parfaitement calme : la voix de la raison.

— Oui, répondit Adam. Il correspond parfaitement au portrait qui en est fait dans les anciens grimoires, du moins. Et je l’ai trouvé dans un endroit qui ressemblait très précisément à ce que Black John décrivait. Je pense que c’est le bon.

— Dans ce cas, on va devoir le neutraliser, le purifier et l’étudier avant que quiconque ne s’en serve, affirma Diana. (Elle se tourna vers Cassie.) Black John était l’un des leaders de l’ancien coven, lui expliqua-t-elle. Il est mort peu de temps après la fondation de La Nouvelle-Salem. Mais, avant, il s’est emparé des objets magiques les plus puissants de son coven pour les cacher. Par sécurité, a-t-il prétendu. Mais, en réalité, c’était parce qu’il voulait les garder pour lui. Pour son usage personnel et pour se venger, précisa-t-elle, avec un regard lourd de sous-entendus pour Faye. C’était un être malfaisant et tout ce qu’il a touché sera entaché de mauvaises vibrations. On ne s’en servira pas tant qu’on ne sera pas sûrs que c’est sans danger.

Si Black John avait eu quoi que ce soit à voir avec ce crâne. Il devait effectivement avoir été quelqu’un de très mal intentionné, songeait Cassie. D’une façon qu’elle aurait été bien en peine d’expliquer, elle sentait, oui, elle sentait vraiment la noirceur qui en émanait. Si elle n’avait pas eu le cœur en miettes et si elle n’avait pas été aussi abrutie de chagrin, elle l’aurait dit, d’ailleurs mais sans doute que tout le monde s’en était déjà rendu compte.

— Les autres membres de l’ancien coven n’ont jamais retrouvé les Artéfacts perdus, avait enchaîné Laurel. Ils les ont pourtant cherchés, parce que Black John avait laissé des indices sur les endroits où il pouvait les avoir cachés. Mais ils n’ont rien trouvé. Ils ont créé de nouveaux objets magiques pour les remplacer. Mais aucun n’était aussi puissant que les premiers, ceux des origines.

— Et, aujourd’hui, on en a trouvé un ! se félicita Adam, les yeux brillants.

Diana se contenta de lui frôler le dos de la main, puisqu’il tenait toujours le crâne. Et elle lui sourit. Le message était clair : un même sentiment de fierté et de triomphe partagés. C’était leur truc à tous les deux, un projet sur lequel ils avaient bossé ensemble pendant des années. Et, maintenant, ils avaient réussi. Enfin !

Cassie serra les dents pour supporter la douleur atroce qui lui déchirait la poitrine. Ils avaient bien mérité un moment d’intimité pour se retrouver et célébrer ensemble leur victoire, pensa-t-elle.

— Vous savez, avec tout ça, je commence un peu à fatiguer, annonça-t-elle alors avec un entrain forcé. Je crois que je ferais mieux de...

— Oh ! mais bien sûr ! s’écria Diana, aussitôt prise de scrupules. Tu dois être épuisée. On l’est tous, d’ailleurs. On pourra reparler de tout ça à la réunion de demain.

Cassie hocha la tête et personne n’émit la moindre objection. Même pas Faye. Pourtant, pendant que Diana demandait à Laurel et à Mélanie de la raccompagner, Cassie croisa le regard de la brune incendiaire. Elle surprit alors une étrange expression dans les prunelles d’or : quelque chose de calculateur et de soupçonneux qui l’aurait alertée, si elle n’avait pas déjà largement dépassé ce stade.

Quand elles arrivèrent, toutes les lumières étaient allumées, chez elle. Pourtant, les premières lueurs de l’aube n’avaient pas encore fait rosir l’océan. Laurel et Mélanie entrèrent avec elle dans la maison pour trouver sa mère et sa grand-mère assises, toutes les deux, dans l’« antichambre » une pièce vieillotte et peu accueillante située dans la partie la plus ancienne de la maison. Les deux femmes étaient en chemise de nuit et en robe de chambre. La mère de Cassie avait les cheveux détachés, tombant librement dans son dos.

Rien qu’à voir leurs têtes, Cassie comprit qu’elles savaient.

« Est-ce que c’est pour ça qu’on m’a amenée ici ? se demanda-t-elle. Pour que je rentre dans le Cercle ? » Elle ne doutait plus, désormais, d’avoir été amenée ici, intentionnellement, et dans un but précis.

Aucune de ses petites voix intérieures ne lui répondit. Pas même la plus profonde. Elle trouva ça… perturbant.

Mais ce n’était pas le moment de s’inquiéter pour ça. Elle n’en avait pas le temps. Pas maintenant. Elle dévisagea sa mère, ses traits tirés, son regard hanté, dévoré d’anxiété, mais aussi plein de quelque chose qui ressemblait à de la fierté cachée, à une sorte d’espoir secret, inavoué. Un peu comme une mère qui vient d’assister au plongeon de sa fille aux jeux Olympiques et regarde, fébrile, s’afficher la note des juges, la grand-mère avait exactement la même expression.

En dépit de cette douleur écrasante qui lui broyait la poitrine, elle sentit soudain monter en elle une brusque bouffée d’amour protecteur. Pour elles. Pour ces deux femmes qui l’attendaient. Tandis qu’elle demeurait sur le seuil, flanquée de Laurel et de Mélanie, elle s’efforça d’accrocher un sourire à ses lèvres.

— Alors, mamie, lança-t-elle, est-ce qu’on a un Livre des Ombres dans la famille, nous aussi ?

L’atmosphère se détendit d’un coup et les deux femmes se levèrent en riant.

— Pas qu’je sache, lui répondit sa grand-mère. Mais on pourra aller vérifier dans le grenier quand tu voudras.

 

La réunion du mercredi après-midi fut plutôt tendue. Tout le monde était sur les nerfs. Et Faye avait manifestement quelque chose derrière la tête.

Elle ne voulait parler que d’une seule chose : le crâne. Ils devraient invoquer son pouvoir, argua-t-elle d’entrée. Bon d’accord, sinon invoquer son pouvoir, du moins le tester. Essayer de l’activer, voir quelles empreintes magiques on y avait laissées.

Diana lui opposait un refus obstiné. Non, on ne le testerait pas. Non, on ne l’activerait pas. Il fallait d’abord le purifier. Le stabiliser. Le neutraliser. Ce qui prendrait des semaines, si c’était fait correctement, savait bien Faye. Oui, mais tant que Diana serait responsable...

— Oui, eh bien, elle ne le resterait pas longtemps, à ce compte-là, disait Faye. En fait, si Diana s’entêtait à refuser de tester le crâne, Faye pourrait bien proposer un vote anticipé : au lieu d’attendre novembre pour désigner leur leader en titre, elle pourrait bien demander une élection tout de suite. Est-ce que c’était ce que Diana voulait ?

Cassie n’y comprenait rien. Comment est-ce qu’on « testait » un crâne ? Comment on le « stabilisait » ou comment on le « neutralisait » ? Mais, cette fois, la discussion était trop animée pour qu’on pense à le lui expliquer.

Elle passa toute la réunion à NE PAS regarder Adam qui avait essayé de lui parler juste avant d’entrer et qu’elle avait réussi à esquiver. Elle se cramponnait de toutes ses forces à la résolution qu’elle avait prise et s’y tenait mordicus, quand bien même l’énergie qu’exigeait cette feinte ignorance l’épuisait. Elle se forçait à ne pas regarder ses cheveux qui étaient un peu plus longs que lors de leur dernière rencontre –, ni sa bouche toujours aussi belle et rieuse. Elle s’interdisait de penser à son corps, tel qu’elle l’avait entrevu à Cape Cod musclé, sec, à son ventre plat, à ses longues jambes… Et, surtout, elle s’interdisait de le regarder dans les yeux.

La seule info que Cassie réussit à glaner, au cours de cette houleuse réunion, concernait Diana : son amie se trouvait, apparemment, dans une position délicate. « Leader temporaire » signifiait que le coven pouvait demander des élections à tout moment et la destituer, quand bien même l’élection officielle devait avoir lieu allez savoir pourquoi en novembre. Et Faye était manifestement en quête d’électeurs pour lui ravir la place.

Elle avait rallié les frères Henderson à sa cause en disant qu’ils devraient utiliser le crâne tout de suite pour démasquer l’assassin de Kori. Et elle s’était acquis le soutien de Sean en se contentant de le terroriser, semblait-il. Deborah et Suzan étaient dans son camp depuis le début, forcément.

Ça faisait six. Ça aurait pu faire six pour Diana aussi, si Nick n’avait pas refusé de se prononcer. Il avait assisté à la réunion, mais l’avait entièrement passée assis dans son coin à fumer avec un air distant, comme s’il n’était pas là. Quand on lui avait posé la question, il avait dit qu’on pouvait utiliser les pouvoirs du crâne ou non, qu’il s’en fichait royalement.

— Donc, comme tu peux le constater, tu n’as pas la majorité, jubila Faye, en tournant vers Diana un regard triomphant. Tu es coincée : soit tu nous laisses utiliser le crâne, soit je demande des élections anticipées et on verra bien si c’est toujours toi qui mènes la danse.

Serrant les dents, Diana redressa la tête.

— Très bien, dit-elle finalement d’une voix sans timbre. On va essayer de l’activer samedi juste de l’activer, c’est clair ? Rien de plus. Est-ce que c’est assez tôt pour toi ?

Faye hocha la tête de bonne grâce : elle avait gagné et elle le savait.

— Samedi soir, donc, conclut-elle, un large sourire aux lèvres.

Le vendredi, c’était le jour de l’enterrement de Kori. Cassie y assista avec les autres membres du Club et joignit ses pleurs aux leurs pendant l’office. Au cimetière, une bagarre éclata entre Doug Henderson et Jimmy Clark, le garçon avec lequel Kori était sorti pendant l’été. Tout le Club dut s’y mettre pour les séparer. Les adultes semblaient avoir peur de les approcher.

Le samedi commença par une belle matinée fraîche et limpide. Cassie passa toute la journée le nez sur un bouquin et le regard rivé sur quelque horizon lointain… Le soir venu, elle se rendit chez Diana. Elle appréhendait le rituel d’activation du crâne, mais elle appréhendait encore plus de revoir Adam. « Quoi qu’il advienne, se promit-elle, personne ne doit savoir, jamais. Quoi qu’il puisse arriver, jamais je ne montrerai mes sentiments pour lui. Je garderai le secret, même si ça me tue. »

Diana avait l’air fatigué, comme si elle n’avait pas assez dormi. C’était la première fois qu’elles se retrouvaient toutes les deux depuis la cérémonie d’initiation et le retour d’Adam. Assise dans la jolie chambre de son amie, le regard aimanté par les prismes qui chatoyaient à la fenêtre, elle pouvait presque faire comme si Adam n’était pas là, comme s’il n’avait jamais existé. Les choses étaient tellement plus simples avant : être auprès de Diana suffisait alors à son bonheur.

Elle remarqua soudain un autre pan de mur couvert de gravures, comme celles qu’elle avait vues le premier jour.

— D’autres déesses ? demanda-t-elle à son amie.

— Oui. Celle-ci, c’est Perséphone, fille de la déesse des moissons, répondit Diana d’une voix lasse, avec un sourire attendri pour la gravure.

Elle représentait une rieuse jeune fille élancée qui cueillait une brassée de fleurs, sur fond de décor printanier. Son visage rayonnait de jeunesse et de joie de vivre.

— Et celle-là ?

— Athéna, déesse de la sagesse. Comme Artémis, la déesse de la chasse, elle ne s’est jamais mariée. C’est elle que tous les autres dieux avaient l’habitude de consulter pour demander conseil.

C’était une grande femme au front haut avec de grands yeux gris au regard clair et calme. « Eh bien oui, forcément qu’ils sont gris puisque c’est une reproduction en noir et blanc ! » railla intérieurement Cassie, se moquant de sa propre bêtise. Pourtant, elle aurait juré qu’ils auraient été gris, de toute façon, et pleins d’intelligence aussi : les yeux de quelqu’un de posé et de réfléchi.

Elle passa à la gravure suivante.

— Et qui...

Des voix s’élevèrent au même moment dans l’escalier :

— Hou hou ! Y a quelqu’un là-haut ? La porte d’entrée n’était pas verrouillée...

— Montez, montez ! répondit Diana. Mon père est à son cabinet… pour changer.

— Tiens, dit Laurel, en apparaissant sur le seuil. J’ai pensé que ça pourrait te faire plaisir. Je les ai cueillies en chemin.

Elle tendait à Diana une brassée de fleurs des champs.

— Oh ! Super ! Elles sont magnifiques. Vous avez vu ce rose ? Et après, je pourrais les sécher pour faire du savon. Et ces gueules-de-loup sauvages ! Hum ! Et le parfum de ce mélilot ! Je vais chercher un vase.

— J’aurais bien apporté des roses du jardin, mais on les a toutes coupées pour la purification du crâne.

Mélanie lui sourit.

— Alors, comment va notre nouvelle sorcière ? l’apostropha-t-elle, une expression plutôt sympathique dans le gris acier de ses prunelles. Complètement perdue ?

— Eh bien, euh… un peu perdue, oui. Comment on peut purifier un crâne avec des roses, j’veux dire ? demanda-t-elle, piochant au hasard dans tout ce tas de trucs auxquels elle ne comprenait rien.

— Tu ferais mieux de t’adresser à Laurel, pour ça : c’est elle la spécialiste des plantes.

— Et Mélanie est notre experte en pierres et en cristaux, rétorqua Laurel. Or, corrige-moi si j’me trompe, mais c’est bien un crâne de cristal...

— Mais qu’est-ce que c’est un cristal, exactement ? s’enquit Cassie. J’ai peur de ne même pas savoir ça.

— Eh bien..., commença Mélanie, en allant s’asseoir au bureau de Diana, au moment où cette dernière revenait dans sa chambre pour arranger son bouquet.

Laurel et Cassie étaient assises sur le lit. Cassie voulait vraiment comprendre toutes ces choses mystérieuses dont se servait le Cercle pour faire de la magie. Après tout, même si elle ne pourrait jamais jeter le seul sort qui l’intéressait vraiment, elle n’en demeurait pas moins une sorcière.

— … certaines personnes parlent, à propos des cristaux, « d’eau fossilisée », continua Mélanie, en imitant le ton doctoral de son prof de physique. L’eau se combine en effet avec un autre élément pour leur donner naissance. Mais moi, je préfère les voir comme une plage.

Laurel pouffa et Cassie cilla.

— Une plage ?

— Oui, confirma Mélanie avec un petit sourire. Qu’est-ce qu’une plage ? De l’eau et du sable, non ? Et le sable, c’est du silicium. Quand on met en présence du silicium et de l’eau, sous certaines conditions, ça donne du dioxyde de silicium. Autrement dit : des cristaux de quartz. Donc, de l’eau plus du sable, avec de la chaleur et une pression suffisante, égale un cristal : les restes d’une ancienne plage.

— Et le crâne, c’est du quartz ? s’étonna Cassie, fascinée.

— Oui, cent pour cent pur cristal de roche. Il y a d’autres sortes de quartz, d’autres couleurs. L’améthyste est violette. Tu n’en aurais pas sur toi, Laurel ?

— Quelle question ! Avec un rituel ce soir, tu penses bien que si ! lui répondit Laurel, en rejetant en arrière ses longs cheveux bruns pour découvrir ses oreilles.

À chaque lobe pendait une petite pierre d’un violet profond.

— J’aime bien les améthystes, expliqua-t-elle. Elles sont apaisantes et équilibrantes. Et si on les porte avec un quartz rose, elles attirent l’affection des autres et attise l’amour.

Cassie en eut une crampe d’estomac. Si elles pouvaient éviter le sujet...

— C’est quoi les autres pierres qu’on peut utiliser ? demanda-t-elle à Mélanie.

— Oh ! Y en a plein ! Dans la famille des quartz, il y a la citrine Deborah en porte beaucoup. C’est jaune et c’est bon pour l’énergie physique : les activités sportives, le dynamisme, la forme..., ce genre de choses.

— Deborah aurait plutôt besoin de moins d’énergie, à mon avis, marmonna Laurel.

— Moi, j’aime porter du jade, poursuivit Mélanie, en tendant son poignet gauche vers Cassie pour lui montrer un ravissant bracelet orné d’une jolie pierre ovale d’un vert translucide. Le jade est apaisant, calmant. Et il aiguise les facultés mentales : il clarifie les idées.

— Mais..., hésita Cassie, ces trucs marchent vraiment ? Enfin, je sais que tous ceux qui donnent dans le New Age sont à fond dans les cristaux et tout ça, mais...

— Les cristaux ne sont pas New Age, affirma Mélanie, en lançant à Laurel un coup d’œil propre à lui faire passer cette envie de protester qui manifestement la démangeait. Les gemmes sont utilisées depuis la nuit des temps et parfois même à bon escient. Le problème, c’est qu’elles ne sont efficaces qu’autant que l’est la personne qui les utilise. Elles peuvent emmagasiner l’énergie et t’aider à invoquer les Pouvoirs. Mais seulement si tu possèdes déjà le don pour ça. Autrement dit, pour la plupart des gens, elles ne servent strictement à rien.

— Mais, pour nous, c’est pas pareil, s’empressa d’intervenir Laurel. Bon, elles ne marchent pas toujours comme on voudrait, je reconnais. Il arrive que ça dérape un peu. Vous vous souvenez quand Suzan s’était carrément couverte de cornalines ? Et qu’elle avait failli se faire quasiment écraser au match de foot ? J’ai bien cru qu’il allait y avoir une émeute.

Mélanie s’esclaffa.

— Les cornalines sont oranges et très… stimulantes, expliqua-t-elle à Cassie. On peut mettre les gens dans un état de surexcitation, si on n’y prend pas garde. Suzan voulait attirer l’attention du capitaine et elle a failli se retrouver avec toute l’équipe de foot sur le dos. Je n’oublierai jamais la scène quand je l’ai vue dans les toilettes en train d’enlever précipitamment de ses fringues tous ces cristaux !

Cassie éclata de rire rien que d’imaginer le tableau.

— On n’est pas censé porter des pierres orange ou rouges tout le temps, ajouta Laurel, un sourire jusqu’aux oreilles. Mais, bien sûr, Suzan ne veut pas le savoir. Faye non plus, d’ailleurs.

— C’est vrai, renchérit Cassie, en revoyant le cou de Faye. Faye porte une pierre rouge en pendentif.

— Un rubis étoilé, précisa Mélanie. Ils sont très rares et celui-ci est extrêmement puissant. Il peut exacerber la passion ou la colère en un clin d’œil.

Il y avait bien autre chose qui la titillait, mais Cassie hésitait. Qu’elle le veuille ou non, il fallait pourtant qu’elle pose la question.

— Et qu’est-ce qui se passe avec une pierre comme...la calcédoine ? demanda-t-elle d’un ton dégagé. Est-ce que c’est bon à quelque chose ?

— Oh oui ! la calcédoine a une influence protectrice. Elle peut garder celui qui la porte de l’adversité et de l’agressivité du monde extérieur. D’ailleurs… Diana, tu n’aurais pas donné… ?

— Si, l’interrompit Diana, qui les écoutait, tranquillement assise sur la banquette de la fenêtre. (Un doux sourire flottait à présent sur ses lèvres comme si elle se remémorait un bon souvenir.) J’ai donné une rose de calcédoine à Adam, quand il est parti, cet été. C’est une forme spéciale de calcédoine, expliqua-t-elle à Cassie. Sur la tranche, la pierre est ronde et plate et il y a une sorte de spirale à l’intérieur, comme des pétales de rose. Elle est couverte de petits cristaux de quartz.

« Et de minuscules éclats de coquillages noirs à l’extérieur », compléta mentalement Cassie. Elle en était malade. Même le cadeau qu’il lui avait fait venait de Diana.

— Cassie ?

Elles la regardaient toutes les trois avec inquiétude.

— Pardon, souffla-t-elle, en rouvrant les yeux avec un sourire forcé. Ça va. Je… je crois que je suis un peu nouée à cause de cette histoire de crâne, ce soir.

Toutes ont immédiatement compati. Diana hocha la tête d’un air sombre, montrant plus d’animation qu’elle n’en avait manifesté depuis son arrivée.

— Moi non plus je ne suis pas tranquille, avoua-t-elle. C’est beaucoup trop tôt. On ne devrait pas faire ça maintenant, pas encore. Mais… on n’a pas vraiment le choix.

— Tu comprends, le crâne a absorbé les vibrations de celui qui l’a invoqué en dernier, lui expliqua Mélanie. Un peu comme une empreinte qu’il aurait laissée, une empreinte de ce qu’il a fait. Et c’est ce qu’on veut savoir. Alors, on va tous se focaliser dessus et voir ce qu’il va bien vouloir nous montrer. Cela dit, il est fort possible qu’on ne soit pas capables de l’activer du tout. Il arrive que ce ne soit qu’une personne précise qui puisse y parvenir ou un certain enchaînement de sons, de paroles, de lumières ou de gestes. Mais, si on réussit, et si c’est sans danger, on peut éventuellement canaliser l’énergie qu’il a en lui et l’utiliser pour nous révéler des choses… comme qui a tué Kori, peut-être...

— Et plus le cristal est grand, plus il y a d’énergie, intervint Diana d’un ton funeste. Et celui-là, c’est un énorme cristal...

— Mais pourquoi ceux de l’ancien coven l’ont-ils sculpté en forme de crâne ? s’étonna Cassie.

— Ils n’y sont pour rien, lui répondit Mélanie. On ignore qui l’a fait, mais il a bien plus de trois siècles. Il y a d’autres crânes de cristal à travers le monde. Personne ne sait vraiment combien. La plupart sont dans des musées ou des trucs de ce genre : il y a le crâne de Londres, au British Muséum, et le crâne de Paris, au musée du quai Branly ; il y aurait aussi celui qu’on appelle le crâne des Templiers qui appartiendrait à une société secrète française. Notre ancien coven a juste récupéré celui-là on ne sait trop comment et s’en est servi.

— Black John s’en est servi, la reprit Diana. J’aurais préféré qu’Adam trouve n’importe lequel des Artéfacts Primordiaux sauf celui-là. C’était le favori de Black John. C’était le sien. Il lui appartenait et j’ai bien peur qu’il ne l’ait utilisé pour se débarrasser de certaines personnes gênantes. J’ai peur que ce soir… je ne sais pas. Mais j’ai peur qu’il se passe quelque chose de terrible.

— On fera tout pour que ça n’arrive pas.

En entendant cette voix, le cœur de Cassie se mit à cogner dans sa poitrine. Elle sentit le rouge lui monter ans joues.

— Adam ! s’exclama Diana.

Dès qu’Adam se dirigea vers la fenêtre pour aller l’embrasser et s’asseoir auprès d’elle, le visage de Diana se détendit. Elle paraissait toujours plus paisible et plus rayonnante à la fois quand il était dans les parages.

— Le rituel de ce soir sera strictement contrôlé, argua-t-il. Et si quelque chose de dangereux se profile à l’horizon, on arrêtera net. Tu as préparé le garage ?

— Pas encore. Je t’attendais. Mais on peut le descendre, maintenant.

Diana ouvrit la petite armoire où Cassie l’avait vu enfermer le fameux Livre des Ombres familial, la première fois qu’elle était venue. Elle aperçut alors le crâne de cristal posé dans un plat en Pyrex rempli de pétales de rose.

— On dirait la tête de saint Jean Baptiste, murmura-t-elle.

— J’ai essayé de le neutraliser avec du sel et de l’eau de pluie, dit Diana. Mais c’est d’un véritable traitement aux cristaux et aux essences florales dont il aurait besoin, avant d’être enterré dans le sable mouillé pendant plusieurs semaines.

— On prendra toutes les précautions nécessaires, tenta de la rassurer Adam. Un triple cercle de protection Tout ira bien.

Il souleva le crâne, auquel adhéraient encore des pétales d’un rose nacré, et sortit avec Diana pour aller préparer le garage. Cassie ne put s’empêcher de le suivre des yeux.

— Ne sois pas si nerveuse, lui conseilla Mélanie. Tu n’auras pratiquement rien à faire pendant le rituel. Tu pourras pas, de toute façon. On ne lit pas dans le cristal comme ça, tu sais boules ou crâne, la forme n’a pas d’importance. Il faut du temps pour attraper le coup des années même, pour les plus doués. Tout ce qu’on te demande, c’est de rester bien gentiment assise et de ne pas briser le Cercle.

Cassie s’efforça de ne pas prendre la mouche, en dépit du ton légèrement condescendant de Mélanie.

— Dites, est-ce que l’une d’entre vous aurait le temps de me raccompagner chez moi en voiture ? demanda-t-elle tout à coup. Il y a quelque chose que j’aimerais récupérer chez moi.

Le garage de Diana était vide enfin, il n’y avait pas de voiture dedans, du moins. Le sol était propre et nu, à l’exception d’un cercle dessiné à la craie.

— Désolée de devoir vous faire tous asseoir à même le ciment, s’excusa Diana, mais je tenais à faire ça à l’intérieur : je veux être sûre que le vent n’éteindra pas les bougies.

Plusieurs bougies blanches étaient, en effet, disposées en rond, par terre, au centre du cercle. Au milieu de ce second cercle plus petit, un objet, recouvert d’une étoffe noire, trônait sur une boîte à chaussures.

— Bon, dit Diana, en s’adressant aux autres membres du Club qui étaient arrivés par petits groupes et se tenaient, à présent, debout dans le garage. Allons-y, qu’on en soit quitte.

Elle avait revêtu sa fine chemise de coton blanc et Cassie remarqua qu’elle portait les mêmes bijoux que pendant son initiation. En les examinant de plus près, elle soupçonna le diadème et le brassard d’argent et peut-être même la jarretière d’avoir une valeur symbolique. Elle regarda Diana « invoquer » le cercle : elle en suivit le tracé d’abord avec sa dague, puis avec de l’eau, puis avec de l’encens et, enfin, avec une chandelle allumée. Les quatre éléments, songea Cassie : la terre, l’eau, l’air et le feu. Il y eut aussi quelques incantations qu’elle essaya vaguement de suivre. Mais quand, conformément aux instructions de Diana, ils prirent place à l’intérieur du cercle pour s’asseoir en tailleur, aussi passionnée qu’elle ait pu être par le rituel, ce qui se passait autour d’elle perdit subitement tout intérêt pour elle.

Et pour cause : elle se retrouvait assise entre Faye et Adam. Elle ne comprenait même pas comment un truc pareil avait pu arriver. Elle était derrière Sean dans la queue : elle aurait donc dû être placée entre Faye et lui, mais, allez savoir comment, Faye lui était passée devant. Peut-être que Faye ne voulait pas se retrouver assise à côté d’Adam ? Eh bien, pour une fois, Faye et elle avaient quelque chose en commun quoique pour des raisons très différentes, assurément.

Le genou d’Adam était appuyé contre le sien. C’était ce que Diana leur avait demandé de faire, de garder le contact avec leurs voisins en se touchant le genou. Elle sentait sa chaleur, sa stabilité, sa force. Et plus rien d’autre ne comptait.

A sa gauche, Faye portait un capiteux parfum exotique qui lui montait à la tête.

Soudain, toutes les lumières s’éteignirent.

Elle ne voyait pas comment, personne n’avait quitté le cercle, elle en était sûre. Pourtant, les néons du plafond s’étaient bel et bien éteints d’un coup.

Il faisait noir comme dans un four. Seule la flamme de la bougie que tenait Diana trouait ces épaisses ténèbres. Son visage faiblement éclairé était la seule chose que l’on distinguait dans l’obscurité.

— Bon, répéta posément Diana. Nous allons juste essayer de retrouver les dernières empreintes. Rien de plus. Personne ne va au-delà, avant que nous ne sachions à quoi nous avons précisément affaire. Inutile de vous rappeler qu’en aucun cas le cercle ne doit être brisé.

Son amie ne l’avait pas regardée en disant ça, mais d’autres ne s’en privèrent pas sous-entendant que si, il était utile de le rappeler. Pour elle.

Diana approcha la flamme de sa bougie de celle que lui tendait Mélanie. La flamme se dédoubla et Mélanie se pencha vers Deborah pour allumer, à son tour, sa bougie. Trois flammes percèrent alors l’obscurité.

Et ainsi de suite jusqu’à ce que Laurel se penche vers Adam. La main de Cassie trembla quand elle tendit sa bougie pour qu’Adam lui donne sa flamme. Elle espérait que tout le monde attribuerait cette fébrilité à sa nervosité de novice. Mais le symbole ne lui avait pas échappé.

À la fin, les douze bougies allumées furent plantées dans leur propre cire à même le sol. Chacune formait une petite sphère de lumière et projetait les ombres gigantesques des douze silhouettes assises sur les murs.

Diana se pencha à l’intérieur du cercle de bougies et retira l’étoffe noire.

Cassie en hoqueta de stupeur.

Le crâne lui faisait face, ses orbites creuses semblant la regarder droit dans les yeux. Mais ce n’était pas ça le plus alarmant. Le crâne rougeoyait. Les flammes des bougies s’y reflétaient et le crâne renvoyait la lumière. Il semblait presque… vivant.

Dans le cercle, les autres s’étaient redressés, visiblement tendus.

— Maintenant, reprit Diana. Trouvez, quelque part, à l’intérieur du crâne, un endroit qui vous intéresse plus particulièrement. Concentrez-vous sur ce point particulier, étudiez les détails. Et puis cherchez encore plus de détails. Continuez à chercher jusqu’à ce que vous vous sentiez aspirés à l’intérieur du cristal.

« "Un endroit qui vous intéresse" ? » se dit Cassie, sans comprendre. Mais, quand elle examina de plus près le crâne rougeoyant, elle s’aperçut que le cristal n’était pas parfaitement transparent. Il y avait comme des toiles d’araignée à l’intérieur et ce qui ressemblait à des volutes de fumée. C’étaient sans doute des fractures internes qui devaient agir comme des prismes pour dessiner des paysages miniatures. Plus Cassie regardait attentivement, plus elle découvrait de détails.

« On dirait une spirale ou une trombe, songea-t-elle. Et ça… ça ressemblerait presque à une porte. Et à un visage… »

L’estomac retourné, elle s’arracha vivement à cette vision d’horreur. « Ne sois pas bête, se tança-t-elle. Ce sont juste des défauts dans le cristal. »

Pourtant, elle avait presque peur de regarder. Mais personne d’autre ne semblait perturbé. Les ombres se balançaient et vacillaient sur les murs, mais tous les yeux étaient rivés au crâne. « Regarde-le ! se secoua-t-elle. Allez ! Maintenant ! » Quand elle regarda de nouveau le crâne, elle ne vit pas le visage qui l’avait tant effrayée. « Là, tu vois, c’était juste un effet d’optique », se rassura-t-elle. Mais le crâne semblait avoir désormais une autre caractéristique : on aurait dit que des choses bougeaient à l’intérieur. C’était presque comme si le cristal n’était, en fait, qu’une fine enveloppe de peau contenant de l’eau dans laquelle flottaient lentement des trucs bizarres.

« Oh ! arrête ça, hein ! Et, au lieu de délirer, concentre-toi sur un détail précis, se raisonna-t-elle une fois de plus. Tiens, la porte. Tu n’as qu’à regarder la porte. Elle ne bouge pas, elle, au moins. »

Elle riva les yeux sur cette petite fracture prismatique, là, dans l’orbite gauche, juste à l’endroit où aurait dû se trouver la pupille. Ça ressemblait vraiment à une porte entrebâillée avec de la lumière qui s’en échappait. « Concentre-toi. Examine les détails. » Le parfum de Faye l’étourdissait. Elle regardait… elle ne faisait que regarder. Elle voyait cette porte… Plus elle focalisait son attention dessus, plus elle semblait grande. Ou peut-être que c’était elle qui s’en approchait ?

Oui, de plus en plus près… Elle commençait à perdre toute notion d’espace. Le crâne était si grand, maintenant. Il semblait ne plus avoir de limite, ni de forme précise. Il était partout, tout autour d’elle. Ou c’était peut-être elle qui avait rapetissé ? La porte était juste devant elle. Non, elle était… à l’intérieur du crâne.